Au fil des ans, tout s’effrite. Peu d’œuvres peuvent prétendre au titre de “culte” dix, vingt ou trente ans après leur apparition – même si ce terme est galvaudé, je vous l’accorde. Vous ne me croyez pas ? Souvenez-vous du nombre de fois où vous êtes sortis du cinéma gamin en vous disant “c’est le meilleur film que je n’aie jamais vu”. Le genre de films dont vous n’oseriez jamais admettre en public aujourd’hui que vous l’aviez aimé à l’époque (moi, j’en ai un paquet…). C’est ce qu’on appelle l’épreuve du temps, à laquelle se joint la sagesse qu’on acquiert avec l’âge et l’expérience. Pour reconnaître une bonne œuvre, une vraie, il faut lui laisser le temps de mûrir, de traverser les époques et les générations, et vérifier si elle a résisté à cette épreuve du temps. C’est le cas du célèbre trio les Inconnus. NB : J’ai rédigé cet article suite à un reportage diffusé en février dernier sur D8.
Je vais assumer mon pseudo Twitter de “vieux geek” et affirmer que l’humour, c’était mieux avant. J’ai l’impression que les textes étaient plus réfléchis, plus permissifs et surtout plus fins qu’aujourd’hui. Depuis la fin des années 90 et début 2000, on est passé au stand-up pur et dur, à des blagues plus lubriques et/ou scatophiles. Ces vannes dont les auteurs ressentent le besoin de recourir sans cesse à la vulgarité gratuite ou à l’extravagance pour convaincre, privilégiant la forme au fond. Et puis, il y a eu ce que j’appelle l’humour couscous-tajine, qui a explosé avec Jamel Debbouzze en France. Je trouvais l’humoriste très drôle dans ses deux premiers spectacles mais au bout d’un moment, avec l’ouverture de son club, j’ai eu l’impression d’assister au même sketch tout – le – temps, avec des blagues sur sa propre ethnie, ses propres stéréotypes, sur sa famille, etc. C’est drôle au début, mais à la longue…
Le comble, c’est que cet humour s’est décliné sous d’autres formes et ethnies sur la scène française (juive ou asiatique, par exemple) tout en gardant les mêmes codes. Alors oui, je peux toujours rire de ces blagues mais j’en constate également la pauvreté. Autant vous dire qu’ils sont rares, les humoristes français qui me font rire aujourd’hui, même si j’affectionne particulièrement l’absurde Arnaud Tsamère – mais je m’éloigne du sujet.
Les Inconnus, des visionnaires
Les Inconnus, c’est une autre histoire. J’en ai ri à l’époque, j’en pleure de rire aujourd’hui. Et quelle joie, quand je découvre un sketch – même moyen – qui me serait passé sous le nez quand j’étais petit. En matière d’humour, les Inconnus, c’est une valeur sûre ! Pascal Légitimus, Didier Bourdon et Bernard Campan sont les dignes héritiers d’une flopée d’artistes mémorables comme Fernand Raynaud, Pierre Desproges, Coluche, Popeck, Raymond Devos, j’en passe et des meilleurs. La grande nouveauté avec les Inconnus, c’est qu’ils ont transcendé la scène pour s’inviter sur le support familial par excellence de leur époque : la télévision. Si tout le monde connaît les prestations scéniques des trois humoristes, personne n’a oublié leurs incarnations loufoques sur le petit écran, comme le policier burlesque Marcel Patulacci, les Chasseurs ou le triste publicitaire de la Citronault Pipo. Cette révolution comique se sont caractérisés par deux aspects :
- Les Inconnus tapaient dans le mille. Aucun travers de la société de consommation typique des années 80/90 n’était épargné par ces artistes. La publicité mensongère, l’injustice et la corruption politiques et économiques, le déclin de l’enseignement, le racisme, le sexisme, la pollution, la médiocrité du journalisme, le sectarisme… tout passait par le rouleau compresseur comique pour un résultat authentique, puisque c’est à travers les sketchs des Inconnus qu’on réalisait l’absurdité de tous ces phénomènes qui infestaient notre quotidien.
- Les Inconnus étaient des visionnaires. Je vous invite à regarder n’importe lequel de leurs sketchs, ils sont pratiquement tous transposables à notre époque. Derrière leur humour acerbe, fin et juste, les Inconnus décriaient une société qui s’est manifestement contenté de rire et a oublié de réfléchir. Le meilleur exemple, c’est celui de la Guerre mondiale dans le monde où un pseudo-expert nous explique la situation très claire au Moyen-Orient. Édifiant :
Des humoristes très sérieux et crédibles
Si les thèmes abordés étaient sérieux, c’est parce que Les Inconnus travaillaient sérieusement. C’est ce que j’ai appris dans ce fabuleux reportage. Travailleurs acharnés, les humoristes ne se permettaient visiblement pas trop de vaines rigolades derrière la caméra, voulant offrir aux spectateurs un résultat irréprochable. Leur méthode de travail se voulait complémentaire, avec une osmose parfaite entre les trois compères, qui se critiquaient réciproquement pour évoluer. La volonté de proposer des sketchs authentiques se traduisait aussi par un souci du détail frappant, allant des costumes aux cadrages, en passant par le maquillage, les décors et l’accent. Rappelez-vous de l’enseignant à la barbe-collier, les cheveux gras, le haut dégarni, le ton frustré et l’air dépité… qui n’a jamais vu un tel prof pour de vrai ?
Parfois, le résultat était tellement crédible que la fiction dépassait la réalité. C’était le cas principalement des chansons des Inconnus, qui ont connu un succès fou et que je fredonne encore – je suis surement pas le seul. Le plus drôle, c’est qu’on reconnaît la parodie alors qu’on a oublié l’original. J’ai un souvenir assez vague du type de musiciens parodiés par les morceaux Vice et Versa ou C’est toi que je t’aime mais impossible de mettre le doigt dessus, la caricature ayant pris le pas sur la réalité.
Ils tapaient sur tout ?
Le seul point qui m’ait fait tiquer dans le reportage, c’est le sempiternel “ils tapaient sur tout”. Cette expression, qu’on utilise de plus en plus à l’ère de l’auto-censure, décrit un artiste qui pourrait tenir les propos les plus abjects, pour autant qu’il les tienne sur tous les groupes d’individus, sans quoi on le taxerait de racisme (ou toute autre accusation infamante). Non, Les Inconnus ne tapaient pas sur les religions, ils ne tapaient pas sur les politiques, ils ne tapaient pas sur des concepts. C’est bien la raison pour laquelle leur humour, comme celui d’un Coluche ou d’un Pierre Desproges, marchait si bien : ils visaient des comportements, des phénomènes concrets et non pas des principes généraux. Le but n’était donc pas d’être irrespectueux ou de “taper sur” mais de viser juste. Dans leur clip des vampires, le trio ne s’en prenait pas à la politique de manière générale, il raillait la course à la taxe, qui visait à extirper des sous des citoyens par tous les moyens. Et je considère que c’est le rôle de l’humour que de pousser le citoyen à la réflexion sur de telles questions. De même, quand ils caricaturaient les banlieues, ce n’étaient pas les Arabes qui étaient visés par les Inconnus mais certains comportements caricaturaux et bien réels.
Là où la majorité des intervenants du reportage avaient raison, c’est qu’on ne peut plus se permettre un tel humour aujourd’hui. Mais la cause, ce n’est pas le politiquement correct, qui est aussi devenue une expression magique qui disqualifie la réflexion. C’est plutôt l’absence de politique pour contrer les phénomènes décriés par les Inconnus qu’il faut pointer du doigt. Comme je l’expliquais plus haut, la société n’a pas tant évolué depuis lors et c’est bien le problème. Ce dont on pouvait rire à l’époque n’est tout simplement plus drôle car la situation a empiré. Les Inconnus, et d’autres avant eux, nous avaient pourtant mis en garde et l’heure est au bilan. La publicité est plus intrusive et nauséabonde qu’avant, le sexisme est normalisé, le racisme plus puant que jamais, le sectarisme inquiétant, l’enseignement en ruines… pourquoi n’avons-nous pas investi dans la culture, dans l’enseignement, dans l’anti-discrimination (et non pas l’anti-racisme), dans les initiatives favorisant la cohésion, le respect mutuel des différences afin que chacun puisse se reconnaître dans la société, qui qu’il soit, quoi qu’il soit ? On prétend l’avoir fait mais le résultat démontre bien que le chantier n’a même pas été effleuré. Peut-être qu’il est temps de ressortir les DVD des Inconnus…
Quoi qu’il en soit, je me suis régalé avec ce reportage que je vous invite à visionner si vous aussi, vous avez grandi avec les trois comédiens. Merci à Didier Bourdon, Bernard Campan et Pascal Légitimus de m’avoir à leur tour inspiré. L’amour de l’écriture, de la culture, de la scène, de la comédie, je la leur dois en grande partie. I
Merci pour cet excellent billet sur ces humoristes restés cultes, expliquant bien les racines de la fidélité qu’on leur porte.
ah oui j’adore aussi les inconnus ^^