Night Witches est un jeu publié en 2014 par Jason Morningstar sous son label indépendant : Bully Pulpit Games (qu’il partage avec Steve Segedy et Patrick Murphy). Il y a quelques semaines à peine – début mars – Edge publiait la traduction française de ce splendide jeu, qui avait été mon coup de cœur 2017. Je profite de cette traduction de qualité pour vous parler d’un jeu qui m’est cher. Moteur !
PJ 1, 2 et 3 arrivent dans la salle habituelle. Ils parlent de leur journée, rient un peu. Puis se figent. Regardent autour d’eux.
Un drapeau rouge frappé d’une faucille et d’un marteau orne tout un mur. Des bustes de Lénine et Staline sont placés aux quatre coins de la table de jeu. Au centre de celle-ci, une flasque et un bol de… graines ?
Soudain, une musique se lance. MJ sort de derrière la table. Il a une casquette militaire avec un pin’s de l’URSS, une veste kaki froissée. Il s’est visiblement aspergé d’eau pour faire croire qu’il pleure.
MJ : Ah, camarades ! Vous faites bien de venir ! Asseyez-vous, car aujourd’hui la Patrie est en danger et vous seuls, hommes puissants, pourrez la sauver !
PJ 1, 2 et 3 se regardent, dubitatifs. S’asseyent.
MJ, prenant ses joueurs par les bras : L’envahisseur fasciste est à nos portes ! Vous, mes chers Igor, Boris, Yuri, vous serez les héros de la glorieuse Union Soviétique ! Bandez vos muscles saillants, prenez vos fusils, et…
PJ 1 : Waouh, stop.
Il va derrière MJ, arrête la musique.
MJ, perdant sa casquette en se retournant violemment : Quoi ? Tu oses interrompre notre glorieux hymne ? Tu veux que je t’envoie au goulag ?!
PJ 2 se passe la main sur le front, visiblement gêné pour MJ. PJ 3 regarde PJ 1 en souriant en coin : Bah vas-y, dis-lui.
PJ 1 soupire, va dans son sac : OK pour aborder la guerre, mais pas façon G.I. Joe chez les Rouges. Nous, c’est à ça qu’on veut jouer.
MJ regarde le livre sorti par PJ 1 : Night Witches ? Des sorcières ?
PJ 3 enchaine : Oui, mais des qui ont vraiment existé. Des femmes trop badass !
PJ 2 : Elles pilotaient des avions et envoyaient des rails de chemin de fer sur les Allemands…
PJ 1 : … l’armée voulait les écarter du front mais elles y retournaient, toujours plus fortes…
Les trois PJ ensemble, sautant sur place d’excitation : Parce qu’elles étaient prêtes à tout pour anéantir les fascistes !
MJ : Mais… mais ce sont des femmes. Elles allaient à la guerre, les femmes ?
Les trois PJ : …
On décortique Night Witches
Les règles de Night Witches prennent la forme d’un livre de 174 pages (24.95€). Après les crédits, un mot sur les origines du projet et un sommaire, Night Witches contient :
- Premiers pas (6 pages) place quelques mots de contexte et de précaution sur le jeu ;
- La Conversation (3 pages) donne quelques bases sur la structure d’une partie ;
- Pilotes Soviétiques Nées (20 pages) donne le gros des règles s’appliquant aux personnages joueurs ;
- Manœuvres (14 pages) détaille les différentes actions accessibles aux personnages joueurs ;
- Le Maître de jeu (12 pages) mêle règles et conseils au meneur ;
- La mise en place (20 pages) livre quelques conseils pour commencer au mieux une partie ;
- Commencer une partie (10 pages) expose des éléments comme le rythme d’une journée dans le 588e ;
- Affectations (16 pages) détaille chaque affectation du régiment constituant la campagne “historique” du jeu ;
- Histoire et contexte (19 pages) offre un point historique sur la période concernée, la place des femmes dans la société soviétique, etc. ;
- Replay (15 pages) livre un faux compte-rendu de partie permettant de voir à quoi peut ressembler une partie selon l’auteur du jeu ;
- Annexes (9 pages) donne des conseils pour expliquer le jeu, un glossaire, une bibliographie et des caractéristiques d’avions.
Un index et divers remerciements clôturent le livre.
Univers : La Grande guerre patriotique comme vous ne l’avez jamais vécue
Night Witches est un jeu historique. Il vise à plonger les joueurs au cœur de la Deuxième Guerre mondiale. Il nous met dans la peau du 588e Régiment de Bombardement Nocturne de l’Armée Rouge.
Les missions de ce régiment consistaient à harceler les lignes ennemies. Pour cela, il opérait à quelques kilomètres à peine de la ligne de front pour maximiser le nombre de sorties par nuit. On estime à 1100 le nombre de missions exécutées par certaines de ses membres sur les quatre ans de service du régiment. Le tout sur des avions vieux de quinze ans et servant normalement à l’épandage aux champs. Avec un manque récurrent de sommeil et de matériel.
L’autre particularité du 588e régiment est qu’il était intégralement (des techniciennes jusqu’au commandant) composé de femmes. Celles que les Allemands ont surnommées Nachthexen : les sorcières de la nuit. En URSS, les femmes étaient officiellement égales aux hommes en tout depuis la Révolution de 1917. Mais dans les années 1930, Staline remit l’image de la femme-mère en avant. Le lesbianisme était reconnu comme maladie mentale et condamné à minimum trois mois d’enfermement psy. Le sexisme était violent et imprègne l’histoire de ce régiment. Ajoutez à cela la paranoïa caractérisant l’URSS de Staline et vous aurez une bonne idée de la proposition de jeu de Night Witches.
Ce contexte particulier est livré avec brio par le jeu. En quelques phrases, le décor est planté. Plus loin dans le livre, l’auteur donne un topo historique pour ceux qui voudraient approfondir et termine en livrant une impressionnante bibliographie. Les traducteurs ont eu l’excellente idée de la compléter par quelques références en français. Mais j’insiste : ces références supplémentaires sont utiles si, comme moi, vous êtes passionnés par la période concernée. Mais pour jouer avec l’histoire, le livre suffit amplement.
Design & lisibilité : Clair comme une nuit étoilée
Le design de Night Witches est d’une grande beauté. Simple, aéré, le livre répète les informations nécessaires aux endroits-clés, ce qui en fait un excellent manuel. Il est en couleur mais reste sobre : le fond est blanc tandis que les titres et vignettes sont dans le même vert olive. Quelques citations émaillent le texte et livrent les paroles de vétérans du 588e. L’un des jeux les plus clairs qu’il m’ait été donné de lire.
De splendides illustrations noir et blanc agrémentent le livre et donnent à voir des moments, des tranches de ce qu’on pourra vivre à table. Rich Longmore et Claudia Cangini font un travail splendide pour mettre des images sur ce qui aurait pu être froid et encyclopédique.
Au-delà de ça, l’auteur propose sur son site un kit de 52 pages (!) d’aides de jeu. On y trouve évidemment les feuilles de personnages, des résumés de règles, mais aussi des portraits à imprimer, des résumés clairs de chaque affectation du régiment et même un menu pour manger (un peu) comme les aviatrices du 588e ! A nouveau, on ne peut que saluer le travail d’Edge qui a traduit l’ensemble de ces aides de jeu et les livre gratuitement sur son site.
Système de jeu : Une machine bien huilée
Night Witches utilise le système d’Apocalypse World déjà présenté dans plusieurs chroniques sur ce site. Je vous y renvoie pour un briefing sur les spécificités du système. Comme tout bon hack d’Apocalypse World, il change quelques mécaniques pour assurer que le propos soit servi au mieux. Ici, on a bien sûr droit à des manœuvres de jour et de nuit, selon la phase (à la base ou en mission) dans laquelle on se trouve.
Autre mécanique importante : la Réserve de Mission. Cette réserve représente à la fois la motivation de l’unité des personnages joueurs, la qualité de leur équipement, etc. En journée, plusieurs manœuvres permettent d’ajouter des points à cette réserve (en taxant du matériel, en renforçant les liens entre les personnages, …). Pendant la nuit, on peut dépenser à tout moment un point de cette réserve pour augmenter le résultat d’un jet (déjà lancé) d’un point. Cet outil crée du jeu en faisant prendre des risques aux PJ la journée pour de meilleures chances de survie la nuit.
Les nuits, justement, ne veulent pas rendre toute la complexité des sorties “réelles” du 588e (chaque équipage menait entre cinq et dix sorties par nuit). Le jeu propose au contraire de se centrer sur une sortie de la nuit, un “moment fort” qui représentera toute l’activité de la nuit pour l’unité. Simple et efficace. D’autres mécaniques renforcent le propos et composent un système simple et meurtrier, très bien conçu. Enfin, la possibilité est laissée de faire tourner le rôle de meneur de jeu. Un moyen élégant de ne pas tuer le jeu pour un joueur dont le personnage aurait péri trop tôt, ou de ne pas frustrer les envies de plusieurs de prendre place “de l’autre côté” .
Et quand on joue ? Ça dépasse les espoirs les plus fous
J’attendais beaucoup, beaucoup de ce jeu après l’avoir lu. A cette heure, j’ai joué une campagne et deux parties d’une soirée. Je viens de lancer une nouvelle campagne. Tout roule parfaitement, la tonne de conseils au meneur donnée dans le livre est très utile. La structure en jour/nuit fonctionne très bien. Avec ma manière de jouer, j’arrive à faire environ un cycle complet jour/nuit en une séance de quatre heures. D’autres font plus ou moins vite selon leurs habitudes. Mais dans tous les cas, ça marche.
Comme la plupart des jeux motorisés par l’Apocalypse, Night Witches se développe au mieux en campagne. Et le livre en donne une prête à l’emploi qui propose de suivre les différentes affectations réelles du régiment. De l’entrainement à la victoire finale à Berlin, on passe par six terrains d’opérations. Chacun propose quelques pistes pour lancer le jeu. On y trouve des questions auxquelles la table répond pour mettre en place des dynamiques (“quelle aspirante officier est arrivée en ayant déjà le mal du pays ?” , “quelle précaution a été prise pour tenir le bétail à l’écart de la piste, et pourquoi ne fonctionne-t-elle pas ?” , “Quelle requête totalement déraisonnable a été présentée au régiment ?” , ce genre de chose). On crée ensemble le plan de la base d’opération. Et chaque nuit, la plus haut gradée de l’unité choisit une mission parmi six sur laquelle on se centrera ce soir.
Conclusion : Un bijou
Je crois avoir rendu très clairement mon avis sur Night Witches : je considère ce jeu comme un bijou, ni plus ni moins. Il aborde un sujet éculé (la IIe Guerre mondiale) sous un angle neuf, cru sans être misérabiliste. Il traite très bien du sexisme, un sujet sensible actuellement. Et il permet de se mettre un peu dans la peau de femmes qui ont réellement vécu. Alors oui, ce n’est que du jeu, mais l’émotion est au rendez-vous quand la petite histoire rejoint ainsi la grande.
La traduction proposée par Edge est globalement excellente. Quelques noms de manœuvres m’ont un peu étonné (parler de “se la jouer princesse” quand on est une aviatrice qui sort du rang malgré les potentielles conséquences, je trouve que ça diminue l’empowerment à l’œuvre dans ce jeu) mais il faut saluer une traduction de qualité, sans coquille ou presque. Et sans financement participatif, donc avec une vraie prise de risque financière pour l’éditeur.
Enfin, pour ceux et celles d’entre vous qui seraient sur leur faim, sachez que sur mon blog personnel j’ai écrit une critique plus longue et détaillée de Night Witches. N’hésitez pas à aller lire !
À bientôt sur Sitegeek,
Manu
Verdict
Univers
Design et lisibilité
Système
Campagne
Tant par son propos et la manière dont il l'aborde que par son système, Night Witches est pour moi un bijou. Si le sujet vous touche ou que vous êtes curieux, je vous conseille d'acheter de toute urgence ce bijou (qui reste peu cher pour son contenu tout en couleur !).
Salut. Eh bien, je dois dire qu’en lisant ce jeu, j’ai eu envie de plonger dans cette aventure. (Eh non, je ne le connaissais pas). Alors, merci pour cette présentation. Je pense que je vais l’essayer ce week-end. :)